La séance est ouverte à onze heures cinq.
M. le président Olivier Falorni. Je souhaite la bienvenue à nos invités.
M. Dalil Boubakeur est le recteur de la grande mosquée de Paris depuis 1992. Il est également président de la société des habous et des lieux saints de l’Islam. Il a été élu plusieurs fois président français du Conseil français du culte musulman (CFCM). Je rappelle que la grande mosquée de Paris a été inaugurée le 15 juillet 1926 ; depuis un arrêté du 15 décembre 1994, elle est agréée en tant qu’organisme religieux pour habiliter des sacrificateurs autorisés à pratiquer l’égorgement rituel. L’Institut musulman de la mosquée de Paris, dont M. Boubakeur est également le recteur, s’assure, conjointement avec un organisme privé, du contrôle et de la certification des viandes et produits agroalimentaires destinés à la consommation de la communauté musulmane.
M. Kamel Kabtane est pour sa part le recteur de la grande mosquée de Lyon depuis 2000, la mosquée ayant été inaugurée en 1994. Depuis un arrêté du 27 juin 1996, la grande mosquée de Lyon est agréée en tant qu’organisme religieux pour habiliter des sacrificateurs autorisés à pratiquer l’égorgement rituel et a créé l’Association rituelle de la grande mosquée de Lyon (ARGML), association à but non lucratif qui s’assure en son nom du contrôle et de la certification des viandes et produits agroalimentaires destinés à la consommation de la communauté musulmane.
Nous accueillons également M. Haïm Korsia, nommé grand rabbin de France le 22 juin 2014. Diplômé de l’École rabbinique de Reims, M. Korsia a été le rabbin de Reims de 1998 à 2001 ; il a également été aumônier général israélite des armées de 2007 à 2014. Le grand rabbin de France est investi des pouvoirs les plus étendus en matière religieuse ; il est membre de droit de l’assemblée générale, du conseil et du bureau du Consistoire central. Le consistoire de Paris a mis en place une certification des produits casher, indiquée par le logo KBDP – Kasher Beth Din de Paris.
Enfin, M. Bruno Fiszon est le grand rabbin de Metz et de Moselle depuis 1997. Diplômé de l’École vétérinaire de Nantes et de l’Institut Pasteur, il est également membre de l’Académie vétérinaire de France. M. Fiszon est conseiller auprès de M. le grand rabbin de France et de M. le président du Consistoire central, notamment concernant la cacherout et la chekhita.
Je rappelle que nos auditions sont ouvertes à la presse et retransmises en direct sur le portail vidéo l’Assemblée, certaines étant diffusées sur la chaîne parlementaire (LCP).
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif aux commissions d’enquête, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Kabtane, Boubakeur, Korsia et Fiszon prêtent successivement serment.)
M. Dalil Boubakeur, recteur de la grande mosquée de Paris. C’est en 1920 que, sur le rapport d’Édouard Herriot, la loi a créé l’Institut musulman de la mosquée de Paris. On a donc pu édifier à Paris une mosquée désirée depuis longtemps par la communauté musulmane.
Afin de permettre aux musulmans d’appliquer les divers rites de l’islam, au-delà de la prière et des prédications, un arrêté du 26 juin 1939 a attribué à l’Institut musulman de la mosquée de Paris un échaudoir dans les abattoirs de la Villette – l’échaudoir n° 48 –, dédié à l’abattage rituel sous la double égide de la mosquée de Paris et de la préfecture de la Seine. Ainsi, à côté d’un sacrificateur désigné par la mosquée de Paris, un représentant de l’administration vérifiait que les différentes obligations légales, en particulier en matière d’hygiène, étaient bien respectées. Cet échaudoir a continué de fonctionner malgré la guerre et après la guerre jusque dans les années 1950, date à laquelle les pouvoirs publics ont voulu moderniser les échaudoirs.
J’en viens directement à 1994, année de parution d’un décret du ministre de l’intérieur habilitant les mosquées de Paris, Lyon et Évry à agréer des sacrificateurs musulmans aptes à œuvrer au sein des abattoirs réguliers et pourvus d’une double compétence : en matière religieuse, compétence attestée par la mosquée de Paris en particulier, et dans le domaine de la connaissance des animaux d’abattage. Cet agrément a remplacé l’ancienne autorisation délivrée par les préfectures ; le décret de 1994 a par conséquent régularisé une fonction à l’évidence religieuse. S’y est ajouté un contrôle sur les lieux de l’abattage : c’est à la suite de ce contrôle que la mosquée délivre le label de licéité – le halal – des viandes mises à disposition des commerçants.
Les lieux d’abattage sont eux-mêmes autorisés ou agréés par la préfecture, et le décret de décembre 2011 a créé une nouvelle dérogation à la réglementation européenne, permettant de ne pas anesthésier les animaux en pré-saignée. L’opinion a joué un rôle important pour sensibiliser les pouvoirs publics à la souffrance animale et, beaucoup plus récemment, à la maltraitance des animaux. C’est pourquoi le décret de 2013 oblige les sacrificateurs, avant même d’opérer, avant même d’obtenir leur carte, à suivre une formation qui leur donne une compétence en matière de prévention de la souffrance animale. Bref, l’avancée a été très importante puisque le sacrificateur, qui à l’origine n’était qu’un religieux, certes compétent et agréé, doit désormais suivre une formation dûment sanctionnée par des examens. C’est seulement une fois qu’il est pourvu de cette attestation, délivrée par le ministère de l’agriculture, que le sacrificateur peut être nommé par l’institut agréé et opérer dans un abattoir souhaitant avoir à demeure un sacrificateur musulman capable de respecter les rites exigés par la religion.
Ces rites sont de deux ordres : d’abord, l’animal à sacrifier doit être orienté vers La Mecque ; ensuite, le sacrificateur doit prononcer les paroles consacrées, afin de montrer qu’il s’agit d’un sacrifice fait au nom de Dieu. De ce fait, le sacrifice doit répondre aux conditions très précises que la religion impose : l’animal ne doit pas souffrir ; sa présentation doit être parfaite ; l’opération doit être effectuée dans des conditions de respect de l’animal.
Le contrôleur garantit le caractère halal de la viande. Dans l’idéal, c’est lui qui suit tout le processus depuis l’arrivée de l’animal jusqu’au site de saignée. Il vérifie que l’animal est apte à intégrer le circuit de la saignée et pour cela que les conditions de stabulation et que son alimentation ont été correctes. Il jette préalablement un coup d’œil sur l’ensemble du site d’abattage pour en constater l’hygiène, pour vérifier l’absence de sang ou d’éléments dont la vue pourrait stresser l’animal, notamment les couteaux. Les gros animaux comme les bovins suivent une filière particulière qui aboutit à un piège, à une benne qui reçoit l’animal, où il a été acheminé dans le calme et avec respect. Là, il est soumis à une ferme contention bilatérale du corps et de la tête, correctement orientée grâce à une mentonnière pour offrir au sacrificateur, au moment où le piège tourne, un endroit précis.
Le cou doit alors être correctement tendu. Il faut savoir que l’élément central est le larynx – je suis médecin, donc tout ce que je vais dire m’apparaît évident, ce qui n’est pas forcément le cas pour les abatteurs. Les quatre vaisseaux – les carotides droite et gauche et les jugulaires droite et gauche – qui passent au-dessus du larynx doivent être sectionnés à cet endroit précis. Ces deux types de vaisseaux ont des fonctions radicalement différentes : dans les carotides circule du sang artériel et dans les jugulaires du sang veineux. Or c’est ici qu’il peut y avoir un problème : la veine jugulaire est en effet susceptible de se thromboser au-dessus de la section ; la thrombose crée alors un blocage qui peut occasionner un caillot. Si bien que, une fois la section opérée, on peut avoir la surprise de constater un arrêt du sang puis l’arrivée d’un thrombus. Dès lors, d’un point de vue religieux, la bête n’est plus considérée comme ayant été abattue dans les règles : elle n’est pas halal. Intervient alors un second type d’appareillage destiné à anesthésier l’animal par électronarcose ou par un matador, autrement dit un système à tige mécanique perforante.
La jugulation est la tranchée des éléments du cou : on doit veiller à ce que les quatre vaisseaux que j’ai mentionnés ont bien été sectionnés et ont bien saigné. D’autres organes doivent être également sectionnés, comme l’œsophage et le thymus. La section ne doit pas aller au-delà des arcades mandibulaires ni au-dessous, faute de quoi la saignée n’est pas valable. De même, si le couteau va jusqu’aux vertèbres, l’abattage est religieusement invalide.
Il faut attendre un certain temps pour que l’animal se vide de son sang puis il faut vérifier l’absence de spasmes, contrôler les réflexes de vigilance, notamment le réflexe cornéen, celui de l’audition, en tapant dans les mains. Puis on affale l’animal avant qu’une chaîne ne prenne sa patte arrière gauche, afin qu’on procède à l’habillage, au dépeçage, pesée, etc. La carcasse peut être utilisée entièrement ou en partie, de même que les abats. Toutes ces opérations sont suivies soit par le sacrificateur soit, de préférence, par un contrôleur qui délivre l’estampillage au moment de la pesée de l’animal et du conditionnement des morceaux.
Les contrôles vétérinaires que j’ai pu observer se sont toujours révélés complets et efficaces. Il revient aux vétérinaires de vérifier l’estampillage de l’abattoir, qui doit répondre à des critères définis au plan européen et qui constitue une véritable fiche d’identité de l’animal : origine, âge, lieu d’achat, de stabulation, nom de la société qui le prend en charge, numéro de son sacrificateur, etc., afin de garantir la traçabilité, essentielle pour le consommateur.
Au-delà de l’action des contrôleurs, indispensable et de plus en plus fréquente, nous procédons à des audits. J’en ai moi-même effectué un il n’y a pas longtemps à Bigard-Formerie. Je vous communiquerai des documents précisant toutes les règles que nous imposons à nos sacrificateurs et la liste des abattoirs avec lesquels nous travaillons.
Il m’a été demandé, en 1987, par le ministère de l’intérieur, lui-même sollicité par les autorités européennes, d’étudier la question de la souffrance animale. Ce sujet avait été soulevé par des gens sensibles, écologistes et autres, dont Brigitte Bardot qui est venue me voir à plusieurs reprises à la mosquée de Paris. Mme Bardot s’était émue de la fête du sacrifice, l’Aïd el-Kébir, à l’occasion de laquelle on tue des centaines sinon des milliers d’animaux sans qu’on sache très bien dans quelles conditions. Des articles ont été publiés récemment à ce sujet dans la presse, photographies à l’appui, montrant le caractère scandaleux de certains modes d’abattage, qui sont loin d’être conformes au rituel. J’ai donc réalisé une étude, que je vous communiquerai, de même que je l’ai diffusée auprès de tous mes frères et amis, où je précise que certaines parties de l’islam, si elles ne sont pas favorables à l’électronarcose – pratiquée par de nombreux pays européens, que l’abattage soit rituel ou normal –, elles n’y sont du moins pas défavorables, à la stricte condition qu’elle soit réversible – aussi la dosimétrie doit-elle être précise : un ampère pour les volailles et cinq ampères pour les autres animaux. Les conditions de l’abattage rituel sont respectées dans la mesure où l’animal est seulement anesthésié : la douleur est moins importante et il peut être réveillé à tout instant.
On nous a également demandé si nous autoriserions l’anesthésie post-jugulation. Nous nous sommes récemment réunis – M. Kamel Kabtane était présent – avec les représentants de la mosquée d’Évry et ceux du CFCM. Le consensus qui a prévalu a été le suivant : niet. C’est non : pas d’électronarcose ni en pré-jugulation ni en post-jugulation.
Sachez que la préoccupation de la souffrance animale nous est très chère. Quand j’étais étudiant, nous procédions à des dissections ; elles ont été interdites au nom de la protection de l’animal. Pour mon compte, je ne peux supporter la souffrance animale, et, en tant que responsable d’une institution religieuse, je me suis efforcé de transmettre mon expérience parfois douloureuse en la matière.
M. Kamel Kabtane, recteur de la grande mosquée de Lyon. Dans le cadre de la mission qui vous a été confiée, vous avez souhaité nous auditionner pour vous informer des conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français, mais aussi pour mieux connaître les conditions religieuses qui encadrent l’abattage rituel musulman.
Votre institution est le fondement de notre République. C’est ici que la République s’est construite. C’est ici que les principes fondamentaux de liberté, d’égalité et de fraternité trouvent tout leur sens et c’est vous qui en êtes les garants.
C’est dans cet esprit que vous nous avez conviés à venir échanger avec vous pour comprendre la philosophie qui fonde les habitudes de consommation d’une partie des citoyens de notre pays mais aussi comprendre les relations qui existent entre l’islam et l’animal. Les polémiques actuelles ne doivent pas venir édulcorer le débat et affaiblir la compréhension du problème, laquelle doit se nourrir d’une réflexion prenant en compte les réalités sociologiques et économiques.
Comme leurs concitoyens, les musulmans sont aussi sensibles au bien-être animal et, comme eux, ils ont été mal à l’aise de constater les conditions de traitement des animaux de boucherie dans certains abattoirs. D’ailleurs, l’islam dans son essence même accorde à l’animal toute sa place d’être vivant et ne peut concevoir qu’il soit traité autrement.
C’est parce que je suis Français et musulman que je suis heureux aujourd’hui de venir débattre avec vous pour qu’ensemble nous puissions nous comprendre et avancer sur ces questions qui créent la polémique, voire parfois le rejet.
L’abattage rituel est devenu aujourd’hui, pour certains, un argument de stigmatisation. Or qui mieux que la représentation nationale peut savoir ce à quoi a mené la stigmatisation d’une partie de la communauté nationale ?
C’est pourquoi je suis heureux et fier de me retrouver devant la représentation nationale de mon pays, pour aborder avec elle ces questions en toute franchise et dans le respect mutuel.
Conscients de l’exigence exprimée par la communauté nationale d’obtenir des viandes conformes à son éthique, nous avons créé, en 1995, l’Association rituelle de la grande mosquée de Lyon (ARGML), association loi de 1901, afin d’organiser l’abattage rituel suivant les textes religieux et de mettre en place un processus de contrôle et de certification des produits halal.
Un arrêté conjoint du ministère de l’intérieur et du ministère de l’agriculture, du 21 juin 1996, considère qu’il est d’intérêt public d’organiser l’abattage rituel islamique dans des conditions garantissant l’ordre et la santé publics. La grande mosquée de Lyon, du fait, toujours selon l’arrêté, de son rayonnement spirituel et culturel, de sa représentativité dans la communauté musulmane de France et de sa capacité à encadrer le marché de la viande rituellement abattue, a été agréée en tant qu’organisme religieux pour habiliter des sacrificateurs à pratiquer l’égorgement rituel.
Cet agrément implique que tout sacrificateur rituel musulman souhaitant opérer dans un abattoir en France, doit être détenteur d’une habilitation délivrée par la grande mosquée de Lyon ou par l’une des deux autres mosquées habilitées, la grande mosquée de Paris et la grande mosquée d’Évry. Ainsi, en 2013, nous avons délivré 29 cartes de sacrificateur, 26 en 2014, 41 en 2015 et 30 en 2016. Quelque 80 % des habilitations concernent des personnes travaillant dans des abattoirs contrôlés par l’ARGML ou directement salariées par l’ARGML. Le reste est composé de petits bouchers ou de petits abattoirs de volaille.
Au-delà de l’habilitation des sacrificateurs, qui n’est qu’une étape vers la garantie halal, l’ARGML a mis en place un dispositif de contrôle des abattages, des opérations de découpe, de transformation et d’élaboration des viandes et autres produits agroalimentaires destinés à être commercialisés sous l’appellation « halal ». En effet, l’habilitation du sacrificateur rituel ne suffit pas à attester du caractère halal des produits : il est nécessaire de superviser l’ensemble des opérations de production pour garantir au consommateur la licéité
– du point de vue islamique – des produits. Entre ici en jeu la notion islamique de témoignage.
En ce sens, l’ARGML a progressivement développé son activité au sein de plusieurs entreprises en France : abattoirs, ateliers de découpe, de transformation ou d’élaboration. Ce développement s’est fait au fur et à mesure de la demande des entreprises et des consommateurs, conscients du travail réalisé par l’ARGML.
Le recours à nos services permet aux entreprises de sécuriser leur démarche de production halal et d’apporter ainsi la garantie d’une tierce partie qui n’est autre qu’une institution religieuse, elle-même garante des principes fondamentaux de l’islam en matière de consommation halal, ce qui est essentiel pour les consommateurs de confession musulmane. Cette garantie halal est réalisée par un contrôle rituel permanent à tous les stades d’élaboration, depuis l’abattage rituel jusqu’au conditionnement final des produits.
Les produits sont ensuite estampillés ou identifiés avec notre logo de certification halal. La nécessité du contrôle permanent est justifiée, je le répète, par la notion islamique de témoignage. Par sa fonction de contrôleur rituel, le salarié de l’ARGML atteste visuellement que la fabrication des produits est bien conforme au rituel islamique.
À ce jour, l’ARGML compte environ 70 salariés à temps complet ou à temps partiel, répartis dans l’ensemble des entreprises qu’elle contrôle et certifie. Pour ce qui est de la France, nous travaillons régulièrement avec une dizaine d’abattoirs bovins ou ovins.
Nos contrôleurs rituels sont salariés de l’ARGML et, à ce titre, exercent leur activité de contrôle en toute indépendance par rapport aux sociétés dans lesquelles ils sont affectés. Les sacrificateurs rituels sont par contre salariés des abattoirs ; ils sont habilités par l’ARGML et exercent leur activité sous la supervision de nos contrôleurs rituels.
Je tiens à préciser que notre service se limite au contrôle des dispositions rituelles au sein des abattoirs dans lesquels nous exerçons. Nos contrôleurs sont sensibilisés aux notions de bien-être animal. Certains d’entre eux ont même passé le certificat de compétence. Toutefois, leur champ d’action se limite au contrôle de la qualité du sacrifice rituel, des conditions de propreté nécessaires à la conduite des opérations d’abattage, de découpe, et de transformation, et au suivi de la traçabilité halal. En aucun cas, nos contrôleurs ne se substituent aux services vétérinaires délégués par l’État ou aux services qualité des entreprises. Ainsi, ils n’ont pas vocation à être « responsables protection animale » (RPA) sur les sites car c’est une fonction exercée par le personnel interne à l’entreprise.
J’en viens plus précisément à ce qu’est le halal. Il s’agit d’un concept qui émane des sources scripturaires musulmanes : le Coran et la Sunna – la tradition prophétique. Le sens du halal dans les textes renvoie à ce qui est permis et licite, par opposition à ce qui est haram, qui renvoie à l’interdit. Le Coran précise : « Ô Messagers ! Mangez de ce qui est pur et faites des bonnes œuvres. » (XXIII, 51) Le halal est donc un moyen et une condition pour cheminer vers le Créateur, et revêt donc une importance fondamentale pour les musulmans : il constitue même la condition pour que les prières du croyant soient exaucées. Le halal régit l’ensemble des actes de la vie du musulman et donc, parmi eux, son rapport à l’alimentation.
L’alimentation du musulman obéit par conséquent à des règles qui lui autorisent certains aliments et boissons. Pour ce qui est des produits carnés, on appelle communément une viande « halal » une viande qui a été obtenue via la dhakat – acte d’abattage rituel –, et décrit donc toute pièce de viande provenant d’un animal autorisé selon la loi islamique, abattue conformément aux règles de l’abattage rituel musulman et contrôlée selon le principe de la chahada – à savoir l’attestation, le témoignage, principe que j’ai évoqué précédemment – pour valider et garantir au musulman sa licéité. La dhakat est un abattage rituel réalisé au nom du Dieu unique. Il constitue donc une forme d’adoration, un acte religieux et ne peut se réduire à une pratique d’abattage standard : cela suppose de définir les catégories d’animaux permis ou interdits, d’exiger que l’animal soit parfait en son genre, d’observer une compassion soucieuse d’éviter le stress, de provoquer une mort rapide par une saignée sûre et complète, enfin de prononcer la formule rituelle d’invocation qui légitime la mise à mort sous la permission et la bénédiction divines.
Le rapport de l’homme à l’animal en islam est régi par un contexte lié à la considération qui lui est portée : les animaux sont considérés comme des créatures de Dieu. La miséricorde, en islam, s’étendant à toutes les créatures de Dieu, les animaux sont donc, à ce titre, couverts par cette miséricorde. La sourate « Les Abeilles » dit : « Et Il a créé, pour vous, les bestiaux dont vous faites des vêtements chauds, dont vous retirez divers profits et dont vous mangez, aussi. Ils vous paraissent beaux quand vous les ramenez, le soir, de même que le matin, lorsque vous les menez au pâturage. Et ils portent vos fardeaux vers un pays que vous n’atteindriez [autrement] qu’avec peine. Vraiment, votre Seigneur est Compatissant et Miséricordieux. Et [Il a créé] les chevaux, les mulets et les ânes pour que vous les montiez, et aussi pour l’apparat. Et Il a créé [d’autres] choses que vous ne connaissez pas. » (XVI, 5-8)
L’islam reconnaît chez l’animal une conscience évoluée : il souffre, connaît et adore Dieu, a conscience de la mort et sera ressuscité comme les humains. La sourate « Les Bestiaux » précise : « Pas de bêtes sur la terre, ni d’oiseau volant de ses deux ailes qui ne constituent des nations pareillement à vous ; dans le Livre, Nous n’avons absolument pas omis la moindre chose. Et puis vers le Seigneur, ils seront rassemblés » (VI, 38). Dans la sourate « La Lumière », on peut lire : « Ne vois-tu pas que tous ceux qui sont dans les cieux et sur la terre ne cessent de proclamer la gloire et la pureté de Dieu, de même les oiseaux qui étendent leurs ailes ? Chacun a sa manière de prier Dieu et de proclamer Sa gloire et Sa pureté et Dieu sait parfaitement ce qu’ils font. » (XXIV, 41)
En outre, le saint Coran honore les animaux en nommant plusieurs Sourates par le nom d’animaux : « La Vache », « Les Bétails », « Les Abeilles », « Les Fourmis », « L’Araignée », « L’Éléphant ». Le Prophète – que la paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui – enseigna le respect des animaux à ses compagnons, privilégiant certains d’entre eux, notamment pour leur noblesse, comme le cheval, ou leur pureté, comme le chat. La préservation des espèces animales a été réalisée grâce à l’Arche de Noé, il y a bien longtemps, par ordre de Dieu, sans lequel nous ne connaîtrions pas d’animaux aujourd’hui. C’est là un rappel pour que nous continuions de préserver les espèces animales.
En parallèle de l’activité de contrôle rituel, nous avons considéré, dans la mesure où le bien-être et la bientraitance des animaux sont des notions fondamentales en islam, qu’il fallait prendre toutes les dispositions afin d’assurer que les opérations de sacrifice rituel se déroulent de façon conforme à ces principes.
Ainsi, depuis la publication par le ministère de l’agriculture de l’arrêté rendant obligatoire l’obtention du certificat de compétence concernant la protection des animaux dans le cadre de leur mise à mort, nous avons considéré qu’il était important d’accompagner les services de l’État dans ce domaine. C’est pourquoi nous avons mis en place une formation qui a été agréée le 20 juillet 2015, afin de former les opérateurs et plus particulièrement les sacrificateurs rituels, pour qu’ils puissent obtenir ce certificat de compétence. Cette formation est délivrée par notre organisme DEFI, sous l’égide également de la grande mosquée de Lyon.
Nous avons été agréés pour délivrer les formations d’opérateurs bovins-équidés et ovins-caprin, manipulation et soins, mise à mort complète et sans étourdissement. Nous avons organisé en 2013 trois formations sur les ovins, qui ont intéressé trente et une personnes, et deux en 2014, pour quatorze personnes. En 2015, notre organisme a organisé quatre sessions qui ont accueilli vingt-huit participants, toujours sur les ovins, et une session pour sept personnes sur les bovins. Cela prouve à quel point nous sommes intéressés à la protection animale.
Pour ce qui est de la délivrance de la carte de sacrificateur, nous procédons à un entretien de moralité, nous vérifions sommairement les connaissances du candidat et sa pratique religieuse. Nous exigeons en outre une lettre de recommandation de la part de la mosquée fréquentée, la signature du cahier des charges du sacrificateur rituel, qui édicte les conditions de base que doit respecter le sacrificateur pour réaliser l’abattage rituel. Quant à la formation pratique, elle est réalisée sur le terrain avec le contrôleur rituel chargé de superviser l’abattage, et avec le ou les sacrificateurs expérimentés.
M. Haïm Korsia, grand rabbin de France. C’est un grand honneur pour moi d’avoir, pour la première fois, prêté serment devant vous et devant le drapeau ; et moi qui ai servi sous les drapeaux pendant de longues années, je sais ce que représente le fait de dire non pas la vérité, puisque chacun a la sienne propre, mais le fait de vivre cet engagement à partager un espace commun qui s’appelle la France qui, fondamentalement, s’intéresse aux grandes aspirations de la société comme aux petites choses, finalement tout aussi importantes. Car c’est la grandeur de la République de considérer que chaque petit fil qu’on tisse ou détisse crée un futur merveilleux ou un futur dangereux.
Comme l’ensemble de la société, j’ai été choqué par les images terrifiantes qu’on a pu montrer et qui ont révélé la réalité dramatique de certains abattoirs. Je l’ai vécu en tant que citoyen et non en tant que consommateur de cette viande, puisque dans les établissements concernés on ne pratiquait pas l’abattage rituel. C’est du reste une préoccupation permanente des textes, de la morale humaine : si l’on est capable d’avoir de la tendresse pour le plus petit des insectes, pour l’animal le plus modeste, on en aura aussi pour les hommes. Sans entrer dans les détails bibliques, rappelons que Moïse – personnage tout de même assez connu – a été choisi par Dieu parce qu’il a un jour manifesté de la compassion pour une petite brebis qui s’était perdue. Et Dieu, selon la Bible, a dit : « Un homme qui est capable de compassion pour un animal en aura pour mon peuple. » Prendre en compte le bien-être animal est un impératif pour notre société, une obligation que nous devons tous partager. Je n’accepte pas la présentation qu’en font certains, dans laquelle ce seraient eux contre nous : nous sommes ensemble pour essayer de défendre une vision cohérente de la société où nous faisons attention à chacun et où nous faisons attention à tous ceux qui partagent cet espace de vie qu’est notre biosphère.
Aussi, bien évidemment, le bien-être animal est un enjeu majeur du judaïsme, au point que si le couteau de l’opérateur présente une ébréchure qui risquerait de faire souffrir l’animal, l’acte rituel n’est pas considéré comme valable. C’est dire si notre impératif premier et même unique est la perception que peut avoir l’animal de la souffrance ou de la mort.
Je me limiterai à trois points.
Le premier est l’impératif de laïcité. On ne se rend pas compte que la liberté des pratiques religieuses est essentielle en France – elle est non seulement garantie par la Constitution mais elle se trouve au cœur de ce que nous essayons tous de vivre. Je sais que certains voudraient faire de la laïcité une forme nouvelle d’athéisme qui nierait la possibilité de pratiquer sa foi, quand d’autres, à l’inverse, voudraient qu’on ne puisse pas participer à la vie en société si on ne pratique pas une religion. Dans les deux cas, ce serait un scandale. Il faut donc garantir la possibilité de croire, mais aussi celle de ne pas croire, l’essentiel étant de toujours vivre ensemble. C’est ce que permet la laïcité. Sous la IIIe République circulait une formule étonnante destinée aux juifs : « Il faut être français à l’extérieur et juif chez soi ». Autrement dit, être 100 % du temps schizophrène, en se coupant forcément d’une partie de ce que nous sommes : je ne peux pas vous dire si je suis plus juif ou plus français, ou plus supporter du PSG ou de l’équipe de France… Je suis tout ce que je suis en même temps, et notre République nous donne la chance de vivre tout ce que nous sommes sans avoir à faire un choix permanent entre notre statut fondamental, vital même, de citoyen et le fait que nous ayons – ou non – une foi quelconque. Ce principe essentiel doit être protégé y compris en ce qui concerne l’abattage rituel.
Deuxième point : aussi étrange cela puisse-t-il vous paraître, je tiens à vous faire part d’une petite blessure personnelle, toutefois essentielle et peut-être parce que j’ai eu l’honneur de servir sous les drapeaux ; sachez que lorsqu’on mange casher à bord d’un avion appartenant à notre compagnie nationale, Air France, il ne s’agit plus de cassolettes fabriquées en France. C’est un de mes échecs personnels – j’ai eu l’honneur de servir dans l’armée de l’air et c’est un domaine dont je m’occupais également… Pour des raisons économiques, Air France a préféré les cassolettes distribuées par la compagnie KLM, appartenant au même groupe, et donc fabriquées aux Pays-Bas. C’est un combat que je vais mener, car il me paraît essentiel que l’on puisse consommer de la viande française, compte tenu de la façon dont nous garantissons la traçabilité, et la façon que nous avons de traiter les animaux, qui est tout de même différente de ce qu’on peut constater dans d’autres pays. Si par malheur on en venait à ne pas pouvoir produire de viande provenant de l’abattage rituel – c’est le cas en Suisse et en Suède, pays modèle pour certains footballeurs mais pas forcément dans d’autres domaines –, on serait obligé d’aller la chercher ailleurs. Ce serait terrible, à mon sens, qu’une partie de la communauté nationale ne puisse pas consommer un produit national. Et je puis vous assurer, après en avoir longuement, et depuis très longtemps, discuté avec eux, que les représentants de la filière bovine et de la filière ovine partagent cette préoccupation.
J’aborde avec mon dernier point une question sensible ; mais j’ose l’évoquer devant vous car vous avez conscience de ce qu’est cette notion d’engagement et de parole forte de la République et vous êtes une part importante de cette parole forte. Nous courons le risque majeur de délivrer un message contradictoire. Lorsque le Président de la République, ou le Premier ministre, énonce des phrases aussi fortes, aussi justes que : « La France, sans les juifs, n’est plus la France », ne courons-nous pas en effet le risque terrible d’un message contraire ? Ne peut-on y voir une sorte d’injonction paradoxale consistant à dire aux juifs que leur place est en France mais qu’ils ne peuvent pas manger casher ? Des maires de tous bords – François Pupponi à Sarcelles, Claude Goasgen dans le XVIe arrondissement de Paris, Anne Hidalgo à Paris, Christian Estrosi à Nice – réalisent de gros efforts à l’endroit de chaque partie de la communauté nationale – qui est une –, font en sorte que la communauté juive se sente heureuse – « heureux comme un juif en France », dit le proverbe. Empêcher un juif de manger casher, n’est-ce pas l’empêcher d’être lui-même ?
Je ne viens donc pas ici défendre l’abattage rituel, mais le principe de laïcité, défendre devant vous, avec vous l’idée d’une France bienveillante, celle dont nous rêvons tous.
M. Bruno Fiszon, grand rabbin de Metz et de la Moselle, conseiller de M. le grand rabbin de France et de M. le président du consistoire central, membre de l’académie vétérinaire de France. Il me revient la tâche de vous expliquer la procédure de l’abattage rituel et, surtout, j’évoquerai ce qui, au fond, nous rassemble : le bien-être animal. Est-il possible de l’améliorer ? Est-il compatible avec l’abattage rituel ?
Il faut tout d’abord savoir que le bien-être animal est une préoccupation biblique très ancienne : en témoignent, par exemple, l’interdiction de la chasse ou des combats d’animaux. La méthode ancestrale d’abattage, inscrite dans les textes bibliques, dans les textes talmudiques et qui, à ce titre, ne peut être changée – on ne peut y déroger si l’on veut manger casher –, est elle-même considérée comme limitant la souffrance animale. Encore faut-il le démontrer. Je vais donc tâcher de voir en quoi les travaux scientifiques, divers et parfois contradictoires, peuvent nous offrir des pistes intéressantes.
L’abattage rituel doit être pratiqué sur un animal en bonne santé et conscient, ce qui exclut toute forme d’étourdissement avant ou après. On procède par saignée à l’aide d’un couteau très affûté – du reste, l’arrêté ministériel de référence, signé par Bruno Le Maire, prend pour décrire l’outil adéquat l’exemple du couteau des sacrificateurs israélites, qui fait notamment le double de la taille du cou de l’animal. La saignée doit être rapide et complète ; la section des carotides doit permettre une hémorragie massive et donc une perte de connaissance puisque l’animal n’est plus alimenté en oxygène. Temple Grandin, du Colorado, aux États-Unis, une des grandes « papesses », une des scientifiques les plus reconnues en matière de bien-être animal, et en particulier en ce qui concerne les animaux de boucherie, note que « lorsque l’incision est appliquée correctement, l’animal ne semble pas la ressentir ». Ses travaux s’étendent sur une dizaine d’années et ses derniers articles datent de 2014.
Cette hémorragie massive doit être comparée avec les méthodes conventionnelles qui prévoient un étourdissement préalable. Ce dernier est obtenu par tige perforante, par électronarcose, ou encore par le gaz – notamment pour les volailles ou les porcins, même si ces derniers ne nous intéressent pas ici. Il faut savoir que l’étourdissement lui-même n’est pas indolore. La souffrance animale est difficile à mesurer ; ce qu’on évalue, c’est la perte de conscience et même, d’ailleurs, la perte de sensibilité, ce qui ne revient pas tout à fait au même : un animal inconscient n’est pas forcément insensible. Il s’agit en tout cas des deux seuls critères objectifs que l’on peut étudier en laboratoire, encéphalogrammes à l’appui. On en déduit que plus on va vers l’inconscience et, ensuite, plus on va vers l’insensibilité, moins l’animal va ressentir la douleur.
Or il faut comparer ce qui est comparable et mesurer, d’un côté, le temps de perte de conscience et de la sensibilité après la chekhita – l’abattage rituel juif –, à savoir après la section des carotides et de l’hémorragie, et mesurer le temps de perte de conscience après perforation du crâne de l’animal par un pistolet à tige perforante. Aucune étude n’existe sur la douleur ressentie par l’animal au moment de cet « étourdissement », qui est un véritable traumatisme. Eh bien, la comparaison entre les deux méthodes réserve un certain nombre de surprises.
L’Institut national de la recherche agronomique (INRA) a remis un rapport en 2009 qui met en évidence l’échec de l’étourdissement. Il faut bien avoir à l’esprit qu’après cette étape, l’animal est saigné : l’étourdissement ne signifie pas qu’on chante à l’animal une berceuse, qu’on l’endort gentiment avant de le tuer on ne sait trop comment. L’animal est donc bel et bien saigné. Quand l’étourdissement est mal effectué, que l’animal ne perd pas conscience, n’est pas rendu insensible, c’est dramatique. Des travaux néo-zélandais font apparaître que l’échec de l’étourdissement chez les ovins peut aller de 2 % à 54 %. Pour ce qui est des bovins, on parle de 16 % à 17 % d’échecs de l’étourdissement par tige perforante. Cela représente un nombre d’animaux qui souffrent considérable par rapport aux animaux abattus rituellement. Mal étourdis, les animaux arrivent sur la chaîne conscients et sensibles et sont saignés, mais pas du tout par une section des carotides nette et franche suivie d’une hémorragie massive. Il y a donc là un vrai débat, ; si certains scientifiques soutiennent que l’étourdissement est une bonne méthode, d’autres estiment qu’il n’est pas la panacée, et cette controverse d’experts n’est pas encore tranchée, si je puis me permettre ce mauvais jeu de mots. Temple Grandin considère que l’abattage rituel, quand il est effectué dans les règles de l’art, est une méthode acceptable, voire humaine.
Je prendrai l’exemple des volailles, assez symptomatique. En abattage rituel, l’animal est saigné à la main, comme il se doit : on le présente à l’opérateur d’abattage, le chokhet en hébreu, qui procède à la section. L’animal, comme le veut la loi, est immobilisé avant d’être accroché sur la chaîne, il perd son sang et, en quelques secondes, il perd conscience et est insensible, ce qu’on peut constater en vérifiant le fameux réflexe cornéen. S’il bat encore des ailes, c’est un mouvement réflexe. En abattage conventionnel, ces animaux sont au contraire accrochés en étant conscients ; ils partent dans la chaîne et leur tête est plongée dans un bain traversé d’un courant électrique. L’inconvénient – je l’ai constaté par moi-même et un film a été réalisé puis projeté dans le cadre de la formation de nos sacrificateurs – est que non seulement l’électricité n’est pas répartie uniformément, mais que les animaux n’ont pas tous la même taille : certains vont se recroqueviller et seront donc tout à fait conscients au moment de passer sur la lame. Je vous laisse juge de savoir quelle est la meilleure méthode d’abattage, la plus humaine – si tant est qu’il puisse exister une méthode humaine pour abattre, mais ce n’est pas l’objet de la présente audition.
L’étourdissement n’est donc pas la panacée et il me semble que nous devons travailler ensemble pour améliorer les conditions d’abattage. Nous y sommes tout à fait prêts et nous avons d’ailleurs organisé très rapidement les formations destinées à acquérir le certificat de compétence – ainsi que le prévoit une directive européenne. Mais même auparavant, les chokhatim, les opérateurs d’abattage, suivaient déjà une formation de trois ans. Ils ne peuvent abattre que s’ils possèdent une carte signée du grand rabbin de France – garantie de compétence et de qualité. Et il arrive que le grand rabbin de France ait refusé des cartes de sacrificateurs à certains qui étaient trop peu ou mal formés.
Le bien-être animal est l’une de nos préoccupations principales. Nous souhaitons travailler à l’amélioration des conditions d’abattage – qui concernent également l’élevage, le transport, les conditions de contention. Temple Grandin considère qu’une bonne contention, lors d’un abattage rituel, permet de diminuer le stress et donc le temps de perte de conscience et de perte de sensibilité. Nous parvenons ainsi, selon des travaux américains, à des chiffres inférieurs à dix-sept secondes pour les gros bovins.
J’ai eu la chance de participer aux travaux du projet européen DIALREL réunissant des religieux, des scientifiques et des défenseurs des animaux. Le dialogue était parfois difficile, voire houleux, mais le résultat de ces discussions a pu servir à la Commission européenne pour établir le règlement voté en 2009 et appliqué en 2013.
Travaillons donc ensemble, j’y insiste, à l’amélioration du bien-être des animaux, tout en préservant les droits de chacun, en République, à vivre conformément à ses traditions et à ses convictions religieuses : il n’y a pas d’antinomie entre les deux démarches.
M. le président Olivier Falorni. Merci, monsieur le grand rabbin. Je souhaite savoir quelle distinction vous opérez, dans les prescriptions religieuses concernant l’abattage rituel, entre les animaux vivants et les animaux conscients.
J’entends ensuite vos réserves concernant l’étourdissement, qui est la règle commune en France : l’abattage dont nous parlons ce matin est dérogatoire. Estimez-vous néanmoins, messieurs, qu’il existe des méthodes d’étourdissement acceptables pour l’abattage rituel en France ? Si oui, lesquelles ?
Est-il envisageable pour vous, monsieur le recteur, d’imposer l’étourdissement post-jugulation des animaux destinés à l’abattage rituel ? En cas de réponse négative, quels sont les obstacles à une telle mesure ? L’abattage rituel avec étourdissement est admis dans d’autres pays dans le monde ; comment expliquez-vous ces différences avec la France ?
Ensuite, messieurs les recteurs, selon le verset V de la sourate 5 du Coran, les musulmans peuvent consommer « la nourriture des gens du Livre » ; quel sens donnez-vous à cet écrit ?
Enfin, messieurs les grands rabbins, quelles sont les raisons de l’interdit de consommer les parties postérieures de l’animal abattu ? Serait-il possible de réintroduire en France la pratique de l’extirpation du nerf sciatique, afin que l’intégralité de l’animal abattu selon le rite juif intègre le circuit casher ?
M. Haïm Korsia. Le grand rabbin Fiszon vous apportera une réponse technique concernant l’étourdissement. Il y a toujours, dans la vie, un idéal et une façon dégradée d’envisager les choses. On envisage toujours l’idéal ; après, on fait comme on peut… Si certains pays ont décidé de faire différemment, ils font différemment. L’intelligence du système laïque, en France, grâce auquel l’État n’intervient pas dans la police des cultes, nous conduit à répondre par la négative à votre question sur l’étourdissement.
Pour ce qui est des parties arrière, vous avez raison. Je n’en ai jamais consommé, mais on me dit qu’elles seraient les meilleures parties de la viande. Et en effet, il serait plus simple d’avoir un circuit complet sans avoir à les réintégrer dans le circuit courant, grand public, avec tous les problèmes de traçabilité que cela pose. Nous allons y travailler, mais comme cette question vient de la représentation nationale, je me dois d’y trouver une réponse collective.
Le judaïsme est divisé en deux grandes branches, l’une appelée séfarade et l’autre ashkénaze. La première – il y a de cela cinq cents ans – se trouvait plutôt dans des pays musulmans – le Maghreb essentiellement – et l’autre était située en pays chrétiens. Quand les juifs disent, comme le rabbin de Cracovie, ne pas savoir retirer le nerf sciatique, les parties arrière repartent dans le circuit courant et les chrétiens n’ont aucun problème pour consommer cette viande. Dans un pays à forte population musulmane au contraire, les musulmans ont une réticence à consommer une viande que les juifs déclarent non casher. Du coup, nous avons gardé cette tradition du geste : dans de nombreux pays, y compris en Israël, il s’est transmis. Nous pourrons en tout cas mener ce travail interne grâce à votre question.
M. Bruno Fiszon. L’abattage se fait sur un animal vivant, certes, mais conscient – pour peu qu’on puisse définir précisément la conscience chez l’animal –, bref, qui n’a pas été étourdi. Nous n’acceptons l’étourdissement ni avant ni après la saignée. En effet, c’est la chekhita qui doit provoquer la mort ; or un étourdissement post-abattage entraînerait une diminution de la saignée : le cœur s’arrêtant, nous n’obtiendrions pas une hémorragie aussi massive que souhaitée. Donc pas de post-cut stunning.
Les pays qui interdisent l’abattage sans étourdissement, par définition, ne produisent pas de viande casher : la Suisse, la Suède, le Danemark… Le cas de la Pologne est intéressant : l’abattage sans étourdissement – donc l’abattage rituel – a été interdit avant d’être rétabli à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle parce que cette interdiction portait atteinte aux droits fondamentaux de la communauté juive : or un accord avait été passé eu égard à l’histoire de la communauté juive de Pologne. De fait, la Pologne est devenue l’un des pays où l’abattage rituel est le plus important au point qu’elle exporte massivement de la viande casher vers Israël mais aussi, depuis peu, vers la France – ce qui peut être un sujet de préoccupation pour la viande française.
Le rejet des parties postérieures est une tradition rabbinique des pays européens. La question se pose, néanmoins, en effet, et mérite d’être travaillée. Dans certains pays, en Israël, en Afrique du Nord – il y a encore un peu de juifs au Maroc –, on pratique le retrait du nerf sciatique et des graisses interdites, et les gens mangent les parties arrière ainsi expurgées.
M. Dalil Boubakeur. Je ne suis pas vétérinaire mais on aborde, avec la question de la conscience et de l’inconscience de l’animal, tout le problème lié à la structuration, chez les mammifères, des fonctions du système nerveux dont les unes sont conscientes et les autres inconscientes. La structure consciente, chez l’homme, est le cortex, la partie superficielle de l’encéphale, lieu de la sensibilité consciente ou de la motricité consciente. La conscience, chez l’être humain, est très certainement différente de la conscience chez l’animal, dans la mesure où elle s’exprime. Dans l’islam, c’est par la conscience que nous sommes réunis à la nature de Dieu. Dans notre religion transcendante, notre conscience ne peut parvenir à le définir ni à lui donner une forme – et surtout pas anthropomorphique, ce qui est du reste interdit ; par contre, Dieu est connu grâce à ses quatre-vingt-dix-neuf attributs, caractéristiques compréhensibles par notre conscience.
Aussi, tout ce qui peut nous rendre inconscient nous éloigne-t-il de Dieu. Et si le premier interdit est le vin, c’est tout simplement parce qu’il rend la conscience trouble au point de conduire à l’erreur. Un des compagnons du prophète avait cité, pour la prière, un verset du Coran particulièrement ardu en se trompant au point de lui faire dire le contraire de ce qu’il signifiait, montrant par là que sa conscience était complètement troublée – d’où l’interdiction de l’alcool. Il est dit dans le Coran de ne pas entrer dans une mosquée alors qu’on est saoul. Au-delà, ce sont tous les éléments chimiques et biochimiques, qui vont rendre la conscience difficilement accessible à la clarté de la vision de Dieu, qui sont interdits par l’islam, et uniquement, j’y insiste, parce que les drogues, quelles qu’elles soient – LSD, cocaïne, psychotropes, psychodysleptiques… –, empêchent de connaître Dieu. La conscience est donc un élément fondamental du vivant.
Pour ce qui est de l’inconscience, je vais rappeler une expérience que beaucoup ont dû réaliser à l’école primaire : une grenouille décérébrée, quand on la soumet à un peu de courant électrique, réagit ; mais elle réagit inconsciemment. Les formations végétatives, sous-corticales, comme le thalamus, fonctionnent malgré tout ; les cheveux d’un cadavre poussent, de même que ses ongles ; mais cette vitalité apparente n’est plus la vie.
Aussi la différence entre conscience et inconscience répond-elle à une définition anatomique de la physiologie humaine et animale.
Le sacrifice d’un animal est un témoignage religieux. Or on ne peut sacrifier un animal déjà mort, ou dans un état qui ne donne pas à sa fin un caractère sacré. Dès lors que l’on va, d’une certaine manière, dégrader cette vitalité en mort apparente, en passant par l’inconscience, nous ne disposons pas d’éléments religieux nous permettant d’affirmer que nous opérons sur un animal halal ou casher.
J’en viens à la dernière question du président sur le verset 5 de la sourate V du Coran. Oui, l’islam évoque l’aliment casher, mais aussi l’aliment des chrétiens. À la naissance de l’islam, le prophète a commencé par croire qu’en s’adressant aux croyants chrétiens mais surtout aux tribus juives de La Mecque, il allait être aussi juif que le plus juif des pratiquants et aussi chrétien que le plus chrétien. Il y avait quantité de moines et de monastères en Arabie à cette époque, et pas seulement de l’église byzantine : l’église arianiste, l’église nestorienne, l’église monophysite étaient présentes aussi, chacune avec sa propre vision de la religion, différentes de celle de Byzance qui les considérait comme hérétiques, mais dont s’accommodaient très bien les peuples arabes. Et leurs aliments étant considérés comme tout à fait licites, tout comme ceux des Sabéens qui ne sont ni juifs ni chrétiens mais croyants, gnostiques.
Ce qui compte, en l’occurrence, est la foi en un Dieu unique. Les juifs, sur le sujet, sont très stricts et nous avons beaucoup appris d’eux en matière théologique, beaucoup plus qu’on ne pense. Je demanderais d’ailleurs volontiers à M. le grand rabbin de m’envoyer quelques rabbins pour enseigner la théologie à mes étudiants, à l’école de formation des imams ; ce serait très intéressant… Les juifs sont donc nos maîtres en théologie et pour ce qui est de la rigueur de la réflexion sur Dieu. L’interdit du porc nous vient du judaïsme comme nombre de nos interdits. C’est dire la grande proximité entre nous aux débuts de l’islam : le prophète a été se réfugier parmi les tribus juives pour échapper à ses propres compatriotes arabes qui venaient l’ennuyer, voire le tuer. Le fondement de l’islam est judéo-chrétien. Le respect de Mahomet pour le judaïsme a été exemplaire et c’est Virgil Gheorghiu, l’auteur de La vingt-cinquième heure, qui, dans sa biographie de Mahomet, affirme qu’il n’y avait pas d’homme plus tolérant que le prophète de l’islam. Nous avons malheureusement beaucoup régressé depuis… Lorsque le convoi d’un défunt juif est passé devant l’assemblée des musulmans où siégeait Mahomet, ce dernier s’est levé, et à ses compagnons lui ont demandé pourquoi, il a répondu : « C’est une âme qui passe. » Pour nous, l’âme est sacrée, de quelque individu qu’il s’agisse, de quelque race à laquelle il appartienne. L’âme est, si l’on peut dire, une émanation de Dieu ; elle est un privilège de l’homme qui lui permet de se mettre en rapport avec Dieu. Et nous estimons que Dieu a donné peut-être un peu de ce trésor à l’animal pour qu’on le respecte.
M. Kamel Kabtane. Il est en effet écrit dans le Coran : « Vous sont permises les nourritures des gens du Livre. » Cela signifie que les abattages, à l’époque, étaient réalisés par la communauté chrétienne et par la communauté juive. Or, aujourd’hui, en France, les abattoirs ne sont pas placés sous la responsabilité religieuse de juifs ou de chrétiens : nous sommes dans un contexte laïque. D’autre part, l’interprétation des versets du Coran ne peut être réalisée que par les savants musulmans. Certaines pratiques ne sont autorisées qu’en cas de nécessité absolue ; or, en France, on a accès très facilement à la viande certifiée halal par des organismes religieux chargés d’en contrôler la licéité ; il n’y a donc aucune nécessité absolue pour les musulmans d’accepter les viandes autres que celles abattues selon le rituel islamique.
Vous nous avez ensuite demandé pourquoi l’abattage rituel avec étourdissement était admis dans d’autres pays et pas en France. Les cinquante-sept pays qui composent l’Organisation de la coopération islamique (OCI) s’efforcent d’harmoniser leurs pratiques en matière d’abattage rituel et de contrôle, et s’accordent sur le rejet de l’assommage. L’objectif visé est la sortie de la divergence. Nous avons ainsi récemment accompagné une délégation officielle égyptienne dans certains abattoirs français, qui sollicitait un agrément pour exporter leur viande : l’assommage a été totalement proscrit. Il se trouve que les abattoirs ont du mal à trouver des débouchés sur ces marchés-là du fait du changement des exigences : la Malaisie, par exemple, n’accepte pas d’utiliser le pistolet à tige perforante, et requiert un abattoir 100 % halal pour que l’on puisse exporter. Autant de conditions qu’il est difficile de réunir.
Les musulmans, dans le monde, se réfèrent à leurs pratiques religieuses, à des écoles juridiques différentes et donc peuvent avoir des avis divergents sur certaines questions. C’est pourquoi la jurisprudence musulmane impose la règle de la sortie de la divergence ; elle incite les autorités religieuses à choisir les avis qui permettent d’atténuer les divergences entre les écoles juridiques en choisissant l’avis le plus communément admis par l’ensemble des savants musulmans.
D’autre part, pendant longtemps, les pays musulmans ont été importateurs de viandes provenant des pays occidentaux, compte tenu de la faiblesse de la production locale. Une méconnaissance des techniques d’abattage et d’assommage les a conduits à accepter certaines pratiques par nécessité. Or, aujourd’hui, plusieurs de ces pays produisent localement. L’élévation du niveau des connaissances techniques et pratiques et la visite plus régulière des sites d’abattage des pays importateurs conduisent de nombreux pays à prendre position contre l’assommage.
M. William Dumas. Ma première question concerne les sacrificateurs. Vous nous en avez longuement parlé, monsieur le recteur, mais sans entrer dans le détail de leur formation. Vous avez précisé qu’elle durait trois ans : c’est beaucoup…
Ensuite, on constate qu’il y a de plus en plus de boucheries halal et de plus en plus de viande halal sur le marché, comme nous l’ont confirmé des industriels que nous avons auditionnés. Auparavant, les musulmans en France mangeaient de la viande qui n’était pas systématiquement halal. Je suis fils de viticulteur et les ouvriers agricoles, chez moi, mangeaient de la viande qui n’était pas halal, à l’exception de celle provenant des poules qu’ils tuaient eux-mêmes ou du mouton sacrifié lors de la fête de l’Aïd. Or ils étaient tout aussi attachés à leur religion aujourd’hui. Comment expliquez-vous cette importance croissante de la viande halal ?
Vous avez indiqué, monsieur le recteur de la grande mosquée de Lyon, le nombre de sacrificateurs que vous certifiez chaque année. Seulement, quand on songe, à l’occasion de l’Aïd, au nombre de lieux destinés à l’abattage – car auparavant les sacrifices se faisaient n’importe où et n’importe comment –, êtes-vous vraiment sûr de n’avoir affaire qu’à des sacrificateurs agréés ?
Ma dernière question s’adresse à M. Fiszon. Une saignée rapide entraîne la perte de conscience en combien de temps, selon vous ?
M. Bruno Fiszon. La perte de conscience et la perte de sensibilité ne recouvrent pas la même réalité : la perte de conscience précède la perte de sensibilité : on peut la mesurer en laboratoire avec des électroencéphalogrammes qui montrent qu’on parvient alors à une activité cérébrale très réduite. Les volailles perdent conscience en trois ou quatre secondes et les ovins en moins de dix secondes. L’idéal serait, pour les bovins, d’arriver à une perte de conscience en dix-sept ou dix-huit secondes, et surtout de ne pas dépasser trente secondes. Ce laps de temps dépend de la compétence du sacrificateur et de la qualité de son matériel. C’est pourquoi le couteau est systématiquement vérifié.
L’un des grands scientifiques travaillant sur cette question, le professeur Regenstein, déclarait en mai 2011 : « Il faut reconnaître que l’abattage rituel nécessite plus d’efforts pour être accompli selon les règles de l’art, en conformité avec le bien-être animal ; mais, lorsqu’il est accompli correctement, il peut être considéré comme égal, voire supérieur – notamment pour les volailles, comme je l’ai expliqué – à d’autres modes d’abattage avec étourdissement. »
Vous avez rappelé, monsieur le président, que l’abattage rituel constituait une dérogation, certes ; reste que, d’un point de vue scientifique, il n’est pas évident que l’étourdissement soit supérieur, dans tous les cas, à un abattage rituel accompli selon les règles de l’art. Encore une fois, les travaux sont contradictoires et il est vrai que si ceux, notamment, de Gregory au Royaume-Uni et de Gibson en Nouvelle-Zélande, montrent que l’abattage rituel n’est pas une bonne méthode, ils ont été réalisés à partir d’expériences en laboratoire et non in situ, ce qui pose tout de même un problème de méthodologie.
J’ajouterai que l’abattage rituel juif représente seulement 1,6 % de l’abattage total des mammifères – hors porcins, cela va de soi. Autrement dit, c’est très peu. Enfin, nous allons mener une réflexion sur le sort des parties postérieures mais, comme vous le constatez, cela représente une quantité de produits très faible.
M. Dalil Boubakeur. En ce qui concerne la consommation de viande halal, au cours des cinquante dernières années, j’ai pu observer l’évolution de la communauté musulmane. Pendant la phase purement française, avant 1962, il y avait quelques centaines de milliers de musulmans qui vivaient avec ce qu’ils pouvaient trouver. Ainsi que l’a excellemment exposé mon collègue et ami Kamel Kabtane, nécessité faisait loi : les imams avaient alors décrété que, n’ayant pas les moyens de se procurer de la viande halal, les musulmans pouvaient tout à fait manger de la viande non halal parce que la physiologie humaine commande de manger de la viande.
M. William Dumas. Dieu est miséricordieux…
M. Dalil Boubakeur. Absolument, Dieu est miséricordieux : en cas de nécessité, Dieu permet, avec son pardon, que la viande non rituellement égorgée soit consommée.
Puis, à partir de 1962, de nombreux musulmans, en particulier d’Algérie, ont été considérés comme rapatriés. On sortait brutalement du code de l’indigénat malgré le souhait du général de Gaulle, en 1958, de réaliser l’intégration en Algérie. Nous avons eu un an ou deux pour choisir entre être Français ou prendre la nationalité algérienne qui venait d’apparaître, comme ce fut le cas pour les Marocains en 1955 et pour les Tunisiens en 1957
– alors que l’ensemble des musulmans étaient jusqu’alors ressortissants de la communauté française.
À partir de 1962 s’est posé le douloureux problème des harkis. Un rapatriement massif a eu lieu, avec des aléas sur lesquels il n’est pas nécessaire de revenir, créant des difficultés notamment concernant la pratique religieuse. La question a été de savoir si ces gens-là devaient adopter une conception laïque vouée à la satisfaction des besoins familiaux, à la scolarité, au travail, etc., ou si, petit à petit, leur identité n’allait pas revenir affleurer parmi ces besoins. Je reconnais les efforts de mon ami Kabtane, tout jeune à l’époque, qui, avec un certain nombre de personnalités françaises, dont des officiers dont je salue la mémoire, a formé une association des Français musulmans. Ils ont commencé par demander une mosquée. Ainsi la grande mosquée de Lyon, la première obtenue après celle de Paris, a-t-elle répondu à une demande des musulmans pour l’exercice de leur culte. Elle a été inaugurée en 1994 après un terrible parcours du combattant, après des difficultés dont vous n’avez pas idée.
Auparavant, François Mitterrand, dès après son élection à la présidence de la République, avait promulgué une loi d’exemption pour les musulmans étrangers formant des associations loi de 1901 : les musulmans étrangers comme les musulmans français bénéficiaient désormais de la même facilité pour devenir président d’une association loi de 1901. Vous pouvez imaginer que leur première demande a été la création de mosquées. La première a été installée dans une usine désaffectée, à Roubaix, après que le Gouvernement s’y est opposé, tout comme le maire, André Diligent. Il a fallu en effet des manifestations aussi importantes que le serait, un peu plus tard, la marche des beurs, pour que le fait musulman soit considéré comme partie intégrante de notre République laïque. L’efflorescence des mosquées, à partir du début des années 1980, fut telle qu’on a constaté, en 1995, donc quelque quinze années après la promulgation de cette loi par François Mitterrand, que l’islam était devenu la deuxième religion de France.
Tout le reste, vous l’imaginez bien, a suivi : les prières, le pèlerinage, les pratiques religieuses… L’augmentation de la production de viande halal a commencé à ce moment-là, sans être bien contrôlée puisque les sacrificateurs étaient agréés par les préfets. Deux ministères, celui de l’intérieur, qui est chargé de tous les cultes, et celui de l’agriculture, chargé pour sa part des questions touchant à l’alimentaire, ont donc mis les autorisations en place, le décret de 2011 prévoyant que les sacrificateurs soient formés, notamment en matière de prévention de la souffrance animale.
On note donc une importante évolution de la communauté musulmane qui a poussé les autorités à exiger que les sacrificateurs et les contrôleurs soient formés, en partie par le ministère de l’agriculture qui délivre l’attestation, et par les instituts musulmans comme l’a précisé le recteur de la grande mosquée de Lyon.
M. William Dumas. J’ai bien compris que la formation était complète du point de vue religieux, mais quelle est précisément la formation pour procéder à la saignée ? M. Fiszon a parlé de trois ans de formation.
M. Kamel Kabtane. Vous vous êtes demandé, monsieur le député, pourquoi, il fut un temps, des ouvriers, dans votre exploitation, consommaient de la viande non halal. Le recteur de la grande mosquée de Paris vous en a donné la raison : en cas de nécessité l’islam est une religion de miséricorde. De plus, dans les années que vous évoquez, l’islam n’était pas organisé.
Dans le milieu des années 1970 a été autorisé le regroupement familial. À la même époque, une circulaire du ministre de l’intérieur, M. Poniatowski, prévoyait la création de carrés musulmans dans les cimetières. Ensuite, les municipalités ont incité les musulmans, afin de pouvoir mettre un lieu à leur disposition, à se constituer en association loi de 1901 – possibilité offerte aux étrangers, on l’a vu, à partir de 1981 – et non en association aux termes de la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. Dès lors qu’on nous demandait de nous intégrer, on ne pouvait pas nous intégrer à moitié, mais en tant que musulmans.
Pour ce qui est de la boucherie, ce n’est pas notre faute si la boucherie française est en déclin, si les boucheries ferment et sont rachetées par des musulmans. Je comprends tout à fait que le mot « halal », sur les enseignes, puisse gêner, mais ces boucheries répondent à un besoin, certaines se portent très bien et les abattoirs sont très heureux de les avoir comme clientes.
M. William Dumas. Ce n’est pas ce que je voulais dire ; je vous demandais comment vous expliquiez l’importance croissante de la viande halal.
M. Dalil Boubakeur. Elle est le résultat d’une prise de conscience des musulmans.
M. Kamel Kabtane. En effet. Aujourd’hui, avec la création du CFCM et d’autres organisations, des relations se nouent entre les autorités publiques et les responsables musulmans. Je comprends tout à fait qu’on soit étonné de cette évolution mais nous ne sommes plus dans une France fermée : nous sommes en train de vivre la mondialisation – qui implique aussi que les musulmans puissent vivre leur foi.
Je reviens sur la formation. Le 15 juin 2015 s’est réuni au ministère de l’intérieur un groupe de travail devant élaborer un guide pratique, réunion au cours de laquelle nous avons fait des propositions. En attendant leur éventuelle prise en compte, nous continuons à accompagner les abattoirs avec lesquels nous travaillons pour mettre en place une formation pratique des sacrificateurs. La réglementation imposant qu’on ne peut pas abattre plus d’animaux qu’il n’en est commandé, il faudrait que nous puissions former nos sacrificateurs en abattoir. Nous-mêmes avons mis en place une formation de sacrificateur, nous délivrons un certificat de compétence.
Nous proposons par ailleurs que soit imposée une contention dans des boxes rotatifs afin de réduire le stress de l’animal lors de sa contention debout, et afin d’éviter, lors du sacrifice, la présence de sang dans la trachée, et l’aspiration de sang dans les bronches, ce qui peut provoquer une réaction irritante pour l’animal. D’autre part, il est préconisé, dans le cadre de l’abattage rituel musulman, de coucher l’animal sur son flanc, position naturelle pour lui. Ensuite, il conviendrait d’adapter les boxes aux espèces d’animaux et à leur taille, ce qui implique d’aider les abattoirs à investir dans des pièges adéquats.
Surtout, il faut combattre les idées reçues et en finir avec les débats passionnels provoqués par certaines associations de défense du bien-être animal, qui partent du principe que l’abattage des animaux en général, et que l’abattage rituel en particulier, tel qu’il est pratiqué en France, est barbare. Est-ce parce que nous sommes musulmans ou juifs que nous serions des barbares ?
L’islam traite du bien-être animal depuis quatorze siècles. Nous n’avons pas attendu le XIXe siècle pour en parler. Et il a fallu attendre 1964 pour voir arriver les premières dispositions en la matière. J’ai participé, en compagnie du rabbin Fiszon, à toutes les réunions en Europe sur la question – car nous faisons partie de cette Europe : est-ce à dire que nous serions d’une autre planète ? Je suis Français et fier de l’être, mais je suis aussi musulman et, comme le soulignait le grand rabbin de France tout à l’heure, on ne peut pas nous demander de n’être qu’une moitié de nous-mêmes.
Il y a une volonté de détruire l’élevage en France, et particulièrement chez les membres de l’association L214 qui veut faire de nous des végétariens. Nous sommes respectueux des lois et c’est pourquoi nous acceptons de venir discuter avec vous et afin de trouver, avec vous et avec personne d’autre, des solutions qui tiennent compte de nos convictions religieuses.
M. Yves Censi. Je vous remercie, les uns et les autres, pour vos exposés très précis, très documentés, mais que je ne qualifierai pas de « savants », terme que je réserve à la démarche scientifique, monsieur le recteur. Reste que j’ai apprécié la somme de vos connaissances et le récit très précieux de vos expériences.
Je souhaite, pour commencer, réagir aux propos introductifs du grand rabbin de France, que j’ai approuvés, bien sûr. Évidemment, la pratique religieuse est une liberté en France et moi non plus je ne partage pas les injonctions schizophréniques de la IIIe République, suivant lesquelles il faudrait avoir un comportement privé différent du comportement public : ce n’est pas ma conception de la laïcité. Chacun a la liberté de pratiquer sa religion. J’ai en effet ressenti, par moments, au cours de vos exposés, la crainte chez vous d’une certaine menace de ne pas pouvoir exercer vos pratiques religieuses. Ce n’est toutefois pas l’objet de cette commission, ni de ses futures propositions.
Il faut en outre faire attention, monsieur Kabtane, quand, évoquant certaines critiques contre l’abattage barbare, vous dites : « Ce n’est pas parce qu’on est juif ou qu’on est musulman qu’on est barbare. » On ne peut pas tenir ce genre de propos…
M. Kamel Kabtane. C’est ce que certains affirment !
M. Yves Censi. Il est permis de critiquer certaines pratiques sans s’en prendre pour autant aux fondements des principes religieux de l’opérateur.
Vous avez tous inscrit l’évolution des recommandations religieuses, en matière d’abattage, dans une histoire qui relève à mes yeux du mythe – lequel repose par définition sur une croyance plutôt que sur une histoire. Quoi qu’il en soit, cette historicité existe. Cela étant, vous avez bien montré, monsieur Boubakeur, évoquant le XXe siècle, que les évolutions étaient tout à fait possibles. L’interprétation des textes n’est donc pas immuable et il nous importe, dans un cadre laïque, de ramener le débat non pas à un jugement moral, mais à la loi qui s’impose à tous.
La question est de savoir ce qui pose concrètement problème : c’est d’abord, vous l’avez dit vous-mêmes, la souffrance animale. Vous avez chacun accepté d’approfondir la dimension scientifique du sujet, établissant une différence entre la sensibilité, la sensation, la perception – qui, elle, est consciente –, vous concentrant sur le fonctionnement biologique : vous avez évoqué les noyaux sous-corticaux, les propriétés nociceptives propres à chaque espèce… Aussi, considérez-vous devoir évoluer comme nous le devons nous-mêmes ? Seriez-vous prêts à accepter, le président vous a déjà posé la question, l’assommage post-jugulation ? La réponse ne peut être à mon avis que positive, puisque tout le monde est capable d’évoluer en fonction, notamment, des connaissances scientifiques.
M. Bruno Fiszon. En fonction des connaissances scientifiques…
M. Yves Censi. Bien sûr. Je ne suis personnellement pas tout à fait d’accord avec vos descriptions pour le moins incertaines des connaissances scientifiques sur la nociception et sur les seuils de déclenchement de la douleur – qui en l’occurrence sont plus précises.
Je souhaite ensuite vous interroger sur les implications sociales de l’abattage rituel ; son acceptabilité par nos populations est déterminante. La transparence est indispensable pour que nos concitoyens en aient une interprétation correcte. Évidemment, un égorgement paraît de prime abord forcément barbare ; mais on peut aussi le considérer autrement dès lors qu’il est rendu acceptable au regard de la loi.
Soit vous considérez que la loi est mal faite et qu’elle mérite une dérogation, soit ce n’est pas le cas et vous admettez la nécessité de l’assommage. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce point ?
J’aurai également voulu en savoir un peu plus sur ce développement impressionnant de la tendance à manger halal ; cette évolution un peu surprenant pose question, dans la mesure où nos concitoyens ont l’impression de très peu la maîtriser.
M. Kamel Kabtane. Pourquoi ne visez-vous que le halal ?
M. Yves Censi. Parce que je ne pense pas que la consommation casher évolue au même rythme que la consommation halal.
M. Bruno Fiszon. C’est tout simplement une question démographique.
Mme Annick Le Loch. Je vous remercie pour vos contributions et j’ai beaucoup appris en vous écoutant.
Hier soir, nous avons longuement échangé avec un grand industriel français qui nous a déclaré qu’il y avait de gros progrès à faire en matière d’abattage rituel en France. Il a même dit que c’était « le bordel », pour reprendre ses propres termes… Quant à l’abattage casher, il trouvait même que c’était encore pire, car extrêmement violent – ce qui m’a touchée. Il a évoqué l’uniformité à rechercher et insisté sur la nécessité de parfaire la formation des sacrificateurs. Il a mentionné, toujours à propos de l’abattage rituel, si je me souviens bien, un appareil testé dans un abattoir de Castres pour lequel il attendait un agrément afin de pouvoir l’utiliser au plan national. Il s’agit d’un appareil qu’il a fait venir de Nouvelle-Zélande et qu’il a dans un premier temps testé dans le Nord de la France ; malheureusement, les services de l’État n’y ont, à l’entendre, prêté aucun intérêt, contrairement à ceux de Castres.
Par ailleurs, j’ai lu récemment un article sur la multiplication désordonnée des certifications halal – je crois d’ailleurs, monsieur le recteur de la grande mosquée de Paris, que vous vous êtes séparé, à un moment donné, de votre certificateur, mais je ne sais pour quelle raison. Il n’y aurait en tout cas pas de normes, aucun cahier des charges uniques en France. Pour moi, la religion est une, or il y a plein de certifications halal, alors j’avoue que je ne comprends pas bien, c’est pourquoi je souhaite obtenir de votre part une clarification sur ce point. J’ai lu aussi que l’égorgement totalement rituel d’un poulet coûterait très cher s’il fallait respecter strictement cette façon de faire… Vous me faites signe que c’est ce que vous faites, il ne s’agit donc pas de commentaires fondés.
Pensez-vous, donc, qu’il puisse y avoir une seule définition de l’abattage rituel et un seul certificat halal alors que je crois qu’il y a plus de six certificateurs en France ?
M. François Pupponi. J’ai été très intéressé et très impressionné par tout ce que j’ai entendu. Je puis témoigner, en tant que maire de Sarcelles où vit une communauté juive importante, que la pratique de la cacherout est beaucoup plus marquée aujourd’hui qu’il y a cinquante ans lors de l’arrivée des juifs dans la ville. On constate, d’une manière générale, que les croyants, qu’ils soient juifs, musulmans, catholiques, chrétiens d’Orient… sont de plus en plus rigoureux dans la pratique de leur religion. Du coup, les musulmans et les juifs ont de plus en plus envie de manger halal ou casher. Mon beau-frère est agriculteur et élève des poulets dans le Nord de la France. La part de sa production destinée à la consommation halal est passée à 80 % en dix ans : les clients entendent de plus en plus respecter des prescriptions religieuses, et les agriculteurs savent bien où sont les clients.
Je peux entendre l’inquiétude du grand rabbin de France, puisque des propositions de loi nous parviennent d’un peu partout, visant à imposer l’étourdissement préalable à l’égorgement. Ce qui signifie, si je vous ai bien entendu, qu’une telle pratique ne serait pas conforme à vos textes religieux et que, donc, la viande ainsi obtenue ne serait ni halal ni casher. Si une telle loi devait être votée – et qui, selon moi, serait contraire au principe de laïcité puisqu’elle attaquerait le principe de la liberté absolue de conscience – quelles en seraient les conséquences pour vous et quelles solutions de rechange envisageriez-vous ?
M. Jean-Yves Caullet, rapporteur. Je vous remercie, messieurs, pour vos exposés. Nous avons tous ici bien conscience que, quel que soit le mode d’abattage, les conditions objectives d’exécution sont loin d’être parfaites ; c’est du reste ce qui justifie l’existence de la présente commission. Beaucoup de travail nous attend pour combler l’écart entre la règle et la pratique ; ce qui ne retranche rien aux questions qui ont été posées. Il n’y a pas un modèle d’abattage idéal vers lequel nous devrions tendre, mais des règles dont la mise en œuvre pose des problèmes. Autrement dit, il n’y a pas une perfection et des soucis ; il y a des règles et des soucis dans leur mise en œuvre.
Je commencerai par les techniques admises et leur évolution. À un moment donné, il faut bien que des autorités, légales d’un côté, religieuses de l’autre, conviennent des pratiques admises par les uns et par les autres, et conviennent d’un processus d’évolution. Autrement dit, il convient de définir une méthode pour savoir si et les autorités légales et les autorités religieuses acceptent un outil nouveau. Il ne servirait à rien, en effet, de l’accepter sur le plan réglementaire s’il n’est pas utilisable aux fins rituelles auxquelles on le destine ; de même, s’il est conforme aux prescriptions religieuses mais inacceptable d’un point de vue réglementaire, le problème ne sera pas mieux résolu. Nous devons donc réfléchir à un process adéquat.
Surtout, une fois cette technique définie, comment en contrôler la bonne exécution ? Nous nous heurtons ici à un problème spécifique à l’abattage rituel : ce contrôle devrait à mon sens être partagé. La décision de sa conformité à la prescription religieuse vous appartient mais, sur le terrain, dans l’abattoir, quiconque voit l’acte, pourrait avancer que la pratique n’est pas halal ou pas casher : « Moi qui ne suis pas savant en matière de religion, j’ai un texte qui me dit comment procéder et je vois bien que ce n’est pas ce que vous faites ! Vous êtes venu sacrifier un animal dans mon abattoir, vous êtes agréé pour le faire, c’est parfait, mais je suis responsable de mon établissement et je constate que votre couteau est ébréché, que l’aiguisage n’est pas bon, que vous n’êtes pas venu à l’heure prévue, etc. » Pouvons-nous donc accepter ce contrôle double de la licéité religieuse et de l’exécution qui, elle, peut être contrôlée à plusieurs ?
Enfin, j’estime qu’il faut faire des efforts en matière de formation. Les générations passent et les gestes requis sont très techniques. Je dis souvent qu’il y a plus de différence entre un abattage rituel mal fait et un abattage rituel bien fait qu’entre un abattage rituel et un abattage non rituel. Ce qui signifie que le progrès accompli est loin de friser la perfection et qu’il convient d’améliorer la formation, j’y insiste, le contrôle, l’agrément des équipements et des personnels… Sur ce dernier point, je suis frappé par la durée des agréments : l’opérateur est agréé, soit, mais quand vérifie-t-on que l’agrément tient toujours, que l’intéressé est toujours capable de remplir sa fonction, qu’il maîtrise les nouvelles techniques, meilleures que celle mises en place dix ans auparavant, bref, qu’il est au top, comme on dit en bon français ? Nous devons, ici aussi, travailler ensemble pour mieux assurer le progrès : ne pouvons-nous concevoir des instances paritaires de réflexion technique, de réflexion éthique qui le diffuseraient ? Il faut en effet bien reconnaître que, dans la pratique, on note une grande émancipation par rapport aux règles en vigueur, qu’elles soient administratives ou religieuses.
M. Haïm Korsia. Je remercie vraiment les députés qui ont posé ces questions et en particulier le rapporteur qui a exprimé ce que j’aurais voulu dire.
Je rappelle que l’abattage rituel représente 15 % du total et que l’abattage rituel juif ne compte que pour 1,6 % des animaux.
Je ne suis pas forcément d’accord avec ce qui a été dit sur l’association L214 : même si elle donne un coup qu’on peut prendre personnellement, l’alerte qu’elle lance est vitale pour nous tous. Ensemble, faisons face – devise de l’armée de l’air où j’ai servi – à ces critiques, même si l’abattage rituel juif et l’abattage rituel musulman ne sont en rien concernés par les images atroces qui ont été diffusées. Et vous avez raison, monsieur le rapporteur : quand j’étais rabbin de Reims, j’étais allé visiter les abattoirs pour voir ce qui s’y passait. Quiconque voit un abattage ne mange pas de viande pendant au moins plusieurs semaines, tant il est difficile de le supporter dans une société qui a normalement évacué la violence de sa sphère. Nous devons ensemble améliorer les choses.
Oui, madame Le Loch, si une nouvelle technique nous arrive de Nouvelle-Zélande ou d’ailleurs, si elle est conforme à la fois à la réglementation en vigueur – par nature évolutive – et aux prescriptions religieuses, nous saurons nous adapter.
En ce qui concerne votre audition d’hier soir, je ne l’ai pas visionnée mais j’ai l’impression, d’après ce que vous en dites, que vous avez eu affaire à quelqu’un qui n’aime pas l’abattage rituel juif – qu’il trouve, je reprends son mot, bordélique –, qui n’aime pas l’abattage rituel musulman, qui n’aime pas non plus l’État, bref, quelqu’un qui n’aime personne… Eh bien, nous irons abattre ailleurs ! Je pense néanmoins qu’il y a un problème majeur dans ce qu’il décrit : malheureusement, des abattages rituels juifs sont réalisés par des sacrificateurs qui ne sont pas sous mon autorité. La carte que je délivre est terrifiante : je peux la retirer sur simple contrôle des vétérinaires. Le ministère de l’agriculture a un corps d’inspection auquel nous nous fions totalement, au point que si les vétérinaires nous signalent – et c’est arrivé, j’évoque ici un cas concret – que tel abatteur rituel a fait un geste un peu rapide ou non conforme aux prescriptions, je lui retire sa carte et il se retrouve dans l’impossibilité de travailler. Et, afin d’éviter tout souci avec les prud’hommes, nous lui confions le contrôle de la phase qui suit l’abattage.
J’aime cette idée qui me rappelle l’article 40 du code de procédure pénale qui oblige les fonctionnaires, dans l’exercice de leurs fonctions, à aviser sans délai le procureur de la République d’un crime ou d’un délit dont ils auraient eu à connaître. De la même manière, si quelqu’un constate une pratique dangereuse, qui affaiblit la confiance qu’on place dans la filière collective, il doit la dénoncer.
Sur le tableau accroché derrière votre président, on peut lire cette phrase : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Il s’agit d’une phrase quasi biblique : tu aimeras ton prochain comme toi-même, ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. Cette liberté, on conçoit bien que, parfois, on doive la normer.
Oui, nous nous adaptons, monsieur Censi, mais, et c’est le génie de la France, cette adaptation se fait dans le respect de nos traditions, dans le respect de ce que nous sommes.
Vous avez également évoqué le système dérogatoire. Je vais vous donner un exemple qui me rappelle mon expérience militaire : en France, depuis un décret de 1939, on n’a pas le droit de vendre d’armes à l’étranger, sauf système dérogatoire. C’est ce système dérogatoire, qui s’appelle la CIEEMG (Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre), qui fait aujourd’hui de nous, très immodestement, le troisième vendeur d’armes au monde… La dérogation ne consiste pas à vous vous autoriser à faire dans votre coin votre petit truc pas terrible ; c’est une façon de dire qu’il s’agit d’un acte grave, grave au sens d’important. Oui, c’est un acte grave, important, de vendre des armes ; on ne le fait pas de manière anodine. Oui, c’est un acte grave, important, d’abattre un animal, un être vivant. Le système dérogatoire, j’y insiste, dans le cas qui nous occupe, ne signifie pas qu’on condescend à vous laisser faire votre truc entre vous, mais qu’on a conscience que, vous donnant cette dérogation, vous devez être encore plus attentifs au respect de l’être vivant que vous devez abattre pour le consommer. Ce système est construit sur la confiance de tous les intervenants, y compris sur celle du brave homme que vous avez auditionné hier soir. Je crois profondément que c’est ensemble que nous pourrons instiller de la confiance.
Il s’agit d’une règle que j’ai théorisée sur l’éthique – j’étais membre du Comité national d’éthique. Certes, quand, on parle d’éthique, on ralentit le système et on est moins efficace. Mais quand on parle d’éthique, on instille de la confiance dans le système et, à moyen et, surtout, à long terme, le système sera plus efficace.
De la même façon que l’État a mis en place des comités d’éthique sur les rites funéraires, ce serait une belle idée que vous proposiez la création d’une sorte de comité d’éthique sur l’abattage et qui ne réunirait pas uniquement des représentants religieux – je répète que tout ce qui a heurté l’opinion n’a jamais concerné l’abattage rituel : il s’agissait, en l’occurrence, d’abattage bio… Nous y participerions, pour ce qui nous concerne, comme une part de la pensée collective pour renforcer la confiance dont la société a tant besoin.
M. Bruno Fiszon. Que se passerait-il si l’on supprimait la dérogation dont nous bénéficions et donc si nous étions obligés d’étourdir l’animal avant ou après ? Eh bien, nous ne pourrions plus consommer de la viande produite en France et nous l’importerions. C’est le cas des juifs en Suisses qui importent la viande française. Cette viande serait plus chère et ce serait dommage pour le secteur bovin français. Or, on en importe déjà de Pologne…
Pour ce qui est des références scientifiques, auxquelles M. Censi a fait allusion, je citerai un rapport remis en 2013 par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), qui précise que « les passages à l’inconscience et à la mort restent des étapes difficiles à définir de façon précise au plan scientifique ».
M. Yves Censi. Pourtant, l’électroanesthésie…
M. Bruno Fiszon. Il ne faut pas confondre étourdissement par matador, où l’on perfore le crâne, et anesthésie : on n’injecte pas un produit à l’animal pas plus qu’on ne lui fait tranquillement respirer un gaz. Il y a une grande difficulté à évaluer la souffrance et la conscience, ce qui explique que les résultats scientifiques soient contradictoires.
J’irai dans votre sens, monsieur le rapporteur : un grand travail reste à faire, quel que soit le mode d’abattage, conventionnel avec étourdissement ou rituel. Le même débat que celui que nous avons, au sujet des techniques, a cours aux Pays-Bas où l’on réfléchit, sur la base de données scientifiques, à la position d’abattage : il s’agit de savoir à quel niveau du cou abattre l’animal afin de provoquer le moins de souffrance possible. Les rabbins réfléchissent et sont en passe d’accepter cette proposition. Les possibilités existent, travaillons ensemble pour le bien-être animal, certes, mais aussi pour le bien-être des citoyens que nous sommes.
M. Dalil Boubakeur. Sur le plan éthique, monsieur le député Censi, vous avez posé des questions fondamentales. C’est l’éthique musulmane qui chapeaute la question du halal.
L’éthique est fondée sur la morale. Jusqu’au XVIIIe siècle, la morale visait à rapprocher le fidèle de Dieu. Mais depuis le XVIIIe siècle, les choses ont totalement changé : la morale est fondée sur la philosophie de Kant, à savoir sur la raison ; ce n’est plus la proximité avec Dieu qui rend une chose bonne ou mauvaise, mais son caractère universalisable.
Auguste Comte, philosophe français, a pour sa part défini la loi des trois états : l’état théologique, encore très présent dans certaines religions, et particulièrement dans l’islam, l’état métaphysique et l’état positif, qui procède d’une vision plus rationnelle. La laïcité que nous vivons est pour nous la meilleure organisation rationnelle qui soit des peuples en France – et je pèse mes mots. Il faut accepter le fait que nous vivions dans une société plurielle dont l’organisation est rationnelle. Toutes les décisions de la société française découlent de la raison et non pas de Dieu. Dans ma morale personnelle je peux considérer que Dieu ou même Satan est mon élément de référence, mais la société française…
M. Yves Censi. La République est agnostique.
M. Haïm Korsia. Elle est laïque.
M. Dalil Boubakeur.… à laquelle nous avons tous dit notre attachement, est, dans ses décisions, fondamentalement laïque.
Nous devons évoluer dans le sens de la rationalité. La souffrance animale nous heurte parce que nous sentons qu’il y a là un élément qui échappe à la raison, qui échappe à une conception universaliste. L’abattage rituel a-t-il un caractère universel ? En France, en tout cas, c’est une pratique dérogatoire. Je me souviens de la difficulté qu’a eue la France pour l’obtenir des autorités européennes, marquées non par la religion mais par cette vision rationnelle qui doit caractériser ceux qui décident, même si, en l’occurrence, ils n’ont pas la même vision que nous de la laïcité : un commissaire britannique était déterminé à taxer la France pour ne pas appliquer la réglementation… Je me souviens qu’en France même il n’a pas été facile de faire accepter cette dérogation au ministère de l’intérieur.
La France a fait le maximum pour ouvrir sa laïcité. On a beaucoup parlé de laïcité ouverte, mais au point que des modifications de la loi de 1905 ont été préconisées ; or je ne les souhaite pas – grands dieux ! Les partisans de ces modifications reviennent parfois à la charge et je leur réponds : non. Nous devons avancer.
Quant aux musulmans en particulier, où allons-nous ? Tout ce qui se passe actuellement relève encore de cette vision théologique décrite par Comte, d’une vision totalement étroite de la religion – ce n’est d’ailleurs même plus de la religion, c’est du fanatisme. Je suis des plus hostiles à Daech – et pour cela je suis menacé physiquement – ; je n’accepte pas cette organisation vers laquelle tous les musulmans se précipitent comme des veaux, des moutons de Panurge…
Kamel Kabtane. Pas tous ! (Sourires.)
M. Dalil Boubakeur. Pas tous, certes ! Heureusement, il nous en reste quelques-uns ! Mais, je le répète : où allons-nous ? Hier, nous étions avec le ministre de l’intérieur et nous avons vérifié que non seulement ce phénomène était un danger pour la société française, mais qu’à cause de lui les musulmans subissaient une double peine.
M. Kamel Kabtane. Je donnerai pour ma part quelques chiffres. J’ignore si vous le savez, monsieur le député Censi, mais un musulman consomme en moyenne 45 kilogrammes de viande par an contre 17 kilogrammes pour l’ensemble de la population. Voilà qui contribue à expliquer pourquoi on produit tant de halal. Ensuite, 14 % de l’abattage bovin est halal, et cette part monte à 22 % pour les ovins. Tous les petits éleveurs font désormais le gros de leur chiffre d’affaires de l’année à l’occasion de la fête de l’Aïd.
Le rapporteur nous a invités à poursuivre le travail de formation des sacrificateurs. Nous y sommes tout à fait disposés et sommes même demandeurs. Nous avons besoin de l’aide de l’État pour renforcer nos propres programmes de formation et en particulier, on l’a vu, au sein même des abattoirs. Les sacrificateurs sont les salariés de l’entreprise.
M. le président Olivier Falorni et M. le rapporteur. Ce n’est pas toujours le cas.
M. Kamel Kabtane. Il y a effectivement besoin de clarifier tout cela, et nous sommes prêts à le faire avec vous.
Il ne faut pas oublier que le contrôle est effectué dans les abattoirs par les vétérinaires qui ont donc la main pour vérifier que le sacrificateur est bien titulaire de la carte et qu’il effectue bien son travail – dans le cas contraire, il leur revient d’agir.
M. le rapporteur. Pensez-vous que les contrôleurs vétérinaires sont suffisamment formés à l’abattage rituel ?
M. Kamel Kabtane. Je parle simplement de la carte autorisant à abattre. La compétence en matière d’abattage rituel, les contrôleurs vétérinaires ne l’ont pas : c’est notre responsabilité et ce sont nos contrôleurs qui interviennent dans les abattoirs et constatent que le travail du sacrificateur a été conforme aux prescriptions. Nous avons du reste déjà procédé au retrait ou au non-renouvellement de cartes de sacrificateurs. Il faut dès lors éviter qu’il leur en soit délivré une autre par une autre mosquée. Nous devons donc renforcer l’organisation de ce système.
Vous avez abordé la question de la durée des formations. Il faudrait instaurer un véritable programme de formation dans les entreprises d’abattage, qui aborde, au-delà des questions théologiques, les aspects juridiques, pratiques et de sécurité.
Nous sommes donc tout à fait d’accord avec vous pour ce qui est de l’éthique, de la formation et, monsieur le rapporteur, j’y insiste, en la matière, nous sommes demandeurs.
M. Haïm Korsia. Je souhaite ajouter un mot, si vous m’y autorisez. Compte tenu des mots si gentils que le recteur Boubakeur a prononcés à l’endroit du judaïsme tout à l’heure, même si nous sommes dans le temple de la laïcité, permettez-moi de souhaiter à nos amis musulmans un bon ramadan : ramadan moubarak !
MM. Dalil Boubakeur et Kamel Kabtane. Merci !
M. Dalil Boubakeur. Quand les religions se donneront la main…
M. le président Olivier Falorni. Voilà une belle conclusion. Je vous remercie, messieurs, pour votre venue et pour vos réponses précises. Et je vous indique, monsieur le grand rabbin, que nous en sommes à peu près à la trentième audition, mais c’est seulement la deuxième sur l’abattage rituel…
M. Bruno Fiszon. Autrement dit, les proportions sont respectées.
M. le président Olivier Falorni. Tout à fait. Merci, messieurs.
La séance est levée à treize heures quarante .
——fpfp——
Membres présents ou excusés
Commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français
Réunion du jeudi 16 juin 2016 à 11 heures
Présents. - M. Jean-Yves Caullet, M. Yves Censi, M. Guillaume Chevrollier, M. Olivier Falorni, M. Thierry Lazaro, Mme Annick Le Loch, M. Hervé Pellois, M. François Pupponi
Excusé. - M. Christophe Bouillon, M. Arnaud Viala
Assistait également à la réunion. - M. Claude Sturni